Droit à la preuve 1 - Secret des affaires 0

Par un important arrêt du 5 février 2025, la Cour de cassation a précisé qu’un document couvert par le secret des affaires peut être produit lors d’un procès s’il est indispensable pour prouver les faits allégués et si sa production est proportionnée à l’atteinte causée au secret des affaires.

03 mars 2025

Une confrontation inévitable entre secret des affaires et droit à la preuve

Le « droit à la preuve » est une composante à part entière du droit à un procès équitable : elle renvoie, en substance, au droit de toute personne de pouvoir rapporter la preuve de ses droits (Cass. A.P., 22 décembre 2023, n° 20-20.648, §9). Et pour cause : une absence de preuve équivaut en pratique, devant les tribunaux, à une absence de droits, le juge n’étant pas en mesure de juger les faits.

Face à ce droit, la protection du secret des affaires, consacrée par la directive européenne 2016/943 et transposée aux articles L. 151-1 et suivants du code de commerce, semble, à première vue, peu conciliable avec l’exercice du droit à la preuve, pierre angulaire du droit au procès équitable garanti par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme. Par définition en effet, le secret s’oppose à la divulgation d’une certaine vérité.

Pourtant, la Cour de cassation, dans l'arrêt précité du 5 février 2025 (n° 23-10.953), établit avec clarté que ces deux impératifs doivent coexister, imposant aux juges du fond un contrôle en cas de production d’une pièce couverte par le secret des affaires.

Très concrètement, il appartient aux juridictions de rechercher « si la pièce produite n'était pas indispensable pour prouver les faits allégués de concurrence déloyale et si l'atteinte portée par son obtention ou sa production au secret des affaires de la société [X] n'était pas strictement proportionnée à l'objectif poursuivi »

Une solution conforme à la jurisprudence de la Cour de cassation

Prononcée dans le cadre de la montée en puissance du droit à la preuve à la Cour de cassation, notamment depuis l’admissibilité des preuves déloyales (Cass. A.P., 22 décembre 2023, n° 20-20.648), cette solution n’est guère surprenante.

En effet, d’une part, si la consécration de l'admissibilité de la preuve déloyale est récente, celle de la preuve illicite est acquise depuis longtemps. Déjà, en matière de protection de la vie privée, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH, LL c. France, 10 octobre 2006, n° 7508/02) puis la Cour de cassation (Cass. 1re civ., 5 avril 2012, n° 11-17.829) avaient admis la possibilité de produire des preuves obtenues de manière illicite, dès lors que ces dernières sont indispensables au succès d’une prétention et que leur usage est proportionné à l’atteinte portée à un droit concurrent.

Et d’autre part, l’article L. 151-8 du Code de commerce prévoyait en réalité déjà en son sein cette conciliation, puisqu’il dispose : « A l'occasion d'une instance relative à une atteinte au secret des affaires, le secret n'est pas opposable lorsque son obtention, son utilisation ou sa divulgation est intervenue : […] 3° Pour la protection d'un intérêt légitime reconnu par le droit de l'Union européenne ou le droit national. »

Dès lors, la Cour de cassation n’avait qu’un pas à faire pour rattacher le droit à la preuve de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme à l’intérêt légitime protégé expressément par l’article L. 151-8.

Cette exigence s’aligne par ailleurs avec la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, qui, dans l’arrêt Buivids (CJUE, 14 février 2019, C-345/17), a affirmé que la protection des intérêts économiques ne saurait prévaloir systématiquement sur les exigences d’un procès équitable.

Un équilibre délicat aux enjeux importants

Pour les entreprises, cette évolution confirme que le secret des affaires, ne peut constituer un rempart absolu contre l’administration de la preuve. Cette fragilisation du secret impose aux acteurs économiques une vigilance accrue quant à la gestion de leurs informations stratégiques, qui ne font pas l’objet d’une protection sans limite.

Les juges du fond, quant à eux, voient leur rôle renforcé : il leur appartient d’arbitrer, au cas par cas, entre le droit à la preuve et la protection des intérêts économiques. Il reviendra alors aux avocats de mettre en avant leur maîtrise du contrôle de proportionnalité, une méthodologie qui irrigue la pratique quotidienne des droits fondamentaux.  

Quoi qu’il en soit, pour compréhensible qu'elle soit, cette priorisation du droit à la preuve n’est pas sans poser la question de ses limites : tout secret professionnel fera-t-il l’objet d’une mise en balance au regard de la nécessité d’administrer la preuve ? Plus fondamentalement, que reste-t-il d'un secret qui n’est plus absolu ?

L'on peut ainsi se demander si cette extension justifiera la relativisation du secret professionnel de l’avocat ou encore de celui du notaire, alors que la Cour de cassation jugeait encore en 2014 qu’il ne saurait céder face au droit à la preuve (Cass. 1ère civ. 4 juin 2014, n° 12-21.244).

À suivre, donc...